Figure : Chief Mukete : « je n’ai pas toujours été compris »
Adepte de la réunification des deux Cameroun, pour laquelle il a consacré sa jeunesse, il ne regrette pas aujourd’hui de s’être battu pour cela, mais reproche au pouvoir de Yaoundé de faire la sourde oreille quant au minimum de conseil qu’il prodigue pour la résolution de la crise anglophone, du haut de ses 102 ans.
Le 5 avril 2019, en pleine session du Senat camerounais à Yaoundé, un chef traditionnel prit la parole et s’adressa à la Chambre en ces termes : « Je m’en fous. Allez le dire à n’importe qui. Allez dire à Paul (Biya). Citez-moi n’importe où. Qu’est-ce que toutes ces absurdités ? Mon peuple meurt, il souffre et nous nous livrons à des jeux ici à Yaoundé. On devrait être prudent…Le système a échoué, la fédération est l’unique solution. Dix états fédérés pour que chaque région puisse gérer ses affaires. Pourquoi les gens ont peur de la fédération ? Je ne parle pas comme cela parce que le pays devrait être divisé. Non ! Je me suis battu ardemment pour la réunification de l’ex Southern Cameroon et l’ex République du Cameroun. Et je ne pourrais jamais détruire cet acquis. » Soutenu par sa canne à cause du poids de ses 101 ans, Chief Mukete exprimait ainsi sa colère face à la tournure que prenait alors la crise anglophone, et interpellait ses collègues du Sénat et le Parlement entier sur ce qu’il appelait alors le jeu de ces élus, alors que le pays sombrait dans la violence chaque jour qui passait.
Formation
Fon Victor Esemingsongo Mukete, qui est aujourd’hui le doyen des sénateurs en fonction avec 102 ans, est né le 15 novembre 1918 à Kumba. Il fait ses études primaires à l’école publique de Kumba de 1926 à 1932, avant de continuer, bénéficiaire d’une bourse d’études, au Nigéria où il s’inscrit au Government College Umuahia en 1933. 6 ans plus tard, en 1939, il franchi les portes de Higher Collège Yaba, le seul établissement scolaire qui offrait des études dans le domaine de la science à cette époque au Nigéria. Naturellement, la suite le conduisit en Angleterre pour l’université de Manchester pendant 3 ans, de 1948 à 1951, ensuite pour le Christ College de l’université de Cambridge de 1951 à 1952. Des études qui ont abouti à la qualification d’ingénieur agronome et botaniste. De retour au Cameroun, il se retrouvera tout aussi naturellement, même contre son gré, acteur majeur de de la vie politique, à un moment où se jouait le destin du Cameroun en quête d’indépendance. L’homme a publié en 2013 un ouvrage autobiographique intitulé « Mon Odyssée : Histoire de la Réunification du Cameroun », qui retrace sa vision et son combat de l’époque. De divers écrits sur lui, l’on apprend que la réunification était son combat, depuis qu’il était arrivé en Europe et qu’il était entré en contact avec les autres étudiants camerounais avec lesquels ils parlaient d’indépendance. Il s’engagea donc dès son retour en 1952 dans le Kamerun United National Congress (KUNC), une branche dissidente parti politique KNC créé par Emmanuel Endeley 3 ans plus tôt, en 1949. Contrairement aux idées de Endeley qui voulait un Cameroun anglophone autonome et indépendant des deux tutelles française et britannique, le Kamerun national congress auquel adhéra Mukete prônait la restauration du grand Kamerun de l’époque allemande. La tâche n’était pas à priori facile, mais le jeune Mukete y croyait. Il avait 34 ans à l’époque, fraichement revenu de la grande Bretagne avec une tête bien formée, et occupait le poste de secrétaire général de ce parti, donc la cheville ouvrière. D’après ses propres aveux au magazine panafricain Jeune Afrique en février 2018, il a fallu lutter pied à pied et convaincre sur le terrain, et il mena campagne sans ambition politique particulière.
Politicien malgré lui
Mais malgré lui il se retrouva candidat aux élections législatives nigérianes. Selon le journal, élu sur une liste de six candidats tous pro réunification, celui qui rêvait de travailler dans l’agriculture se retrouva membre de la Chambre fédérale des représentants et ministre d’un gouvernement fédéral nigérian. Une position inconfortable, mais pleinement assumée, pour celui qui militait contre l’intégration au Nigeria, et qui avouait encore il y a 2 ans « Pour tous les Camerounais éduqués de mon époque, le désir de réunification était un sentiment très puissant. » En 1959, il quitte le gouvernement fédéral nigérian et retourne au Cameroun. Fils de chef, il n’a pas de soucis particuliers pour la pitance quotidienne. Son père était déjà propriétaire d’une entreprise agro-industrielle qui pesait d’un poids lourd dans la production nationale du cacao, et qui lui avait valu une distinction en 1944 du roi Georges VI. Selon jeune Afrique, de retour à Kumba, Victor Mukete est nommé président du Conseil d’administration de la Cameroon Development Corporation, poste qu’il occupe de 1960 à 1982, soit 22 ans durant. Ayant dans l’intervalle succédé à son père comme Paramount chief des Bafuw, il a continué à faire fructifier ses affaires, et gardé jalousement le patrimoine familiale, fondant une famille aujourd’hui présentée comme l’une des plus puissantes au Cameroun.
Fidèle à lui-même
Mais malgré le succès sur le plan économique et social, l’homme aujourd’hui âgé de 102 ans est resté un modèle particulier. Sur le plan traditionnel, il a créé il y a 9 mois un précédent dans l’histoire des chefferies traditionnelles, en remettant le trône de son vivant à l’un de ses fils désigné comme successeur. Le 21 mars 2020 en effet, il a convoqué un cercle restreint à la chefferie, et au cours de l’assise, il a transmis le pouvoir à son fils Ekoko Mukete, âgé de 55 ans. Un geste fort en symbole, car il faisait ainsi mentir ceux qui soutiennent qu’on ne succède pas un homme de son vivant. Sur le plan politique également, il est resté fidèle à ses idéaux de justice, les multiples avantages à lui accordés par le pouvoir de Yaoundé, qui est allé jusqu’à le nommer sénateur alors qu’il avait déjà 95 ans, ne lui ont pas fait perdre la tête. Sa sortie à la haute Chambre du Parlement le 5 avril 2019 est en encore une preuve. Devant les sénateurs, il a simplement reprécisé ses idées sur la crise anglophone et les pistes de solution, idées qu’il avait déjà par ailleurs développées en février 2018 lors de son entretien avec jeune Afrique. Sans regretter de s’être battu pour la réunification, il a tout de même le sentiment que jusqu’ici la bonne chose n’a pas été faite pour taire les bruits dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.Extraits de ses propos dans le magazine panafricain : « …Si l’on s’était abstenu d’emprisonner des leaders modérés qui n’avaient en définitive que des revendications sociales. Si l’on s’était abstenu aussi de brider la parole des protagonistes des deux camps, celui des modérés comme celui des sécessionnistes…Aucun des différents Premiers ministres anglophones qu’a connus le pays ne s’est jamais montré suffisamment honnête ou courageux pour tirer la sonnette d’alarme et tenter de limiter les frustrations…Il ne peut y avoir aucune ambiguïté : l’extrême centralisation actuelle est une erreur. » Et répondant au reproche de n’avoir pas assez fait pour la résolution de crise, il lançait presque en soupirant « J’ai toujours fait de mon mieux, même si je n’ai pas toujours été compris. »
Roland TSAPI